LE VOILE LEVÉ SUR ANTOINE MADROLLE LÉGISLATEUR DE LA PROVIDENCE (1)

Publié le par I.I.R.E.F.L.

Bruno DUVAL

Vannaire, 2003-2009

© l'auteur. Droits réservés

 

 

 

Madrolle dans le platane

 

 

Sa règle de conduite, sa maxime morale, son principe de littérature,

consistent à ne rien faire, rien dire, rien écrire absolument comme tout le monde.

Car Dieu qui ne se trompe, et qui ne trompe jamais, a dit formellement et ne fait que redire

de toutes les façons ; que le monde en général, démon qu’il est,

ma foule, folle qu’elle est, fait, dit, écrit, pense, en presque tout, mal ; et que par

conséquent pour bien penser, bien dire et même bien écrire

il faut penser le contraire du monde et de la foule.

 Antoine Madrolle, Législation de la Providence

Paris, 1841

 

 L’acte d’amour le plus imparfait et le plus répréhensible

en apparence vaut mieux que la meilleure des prières.

 Antoine Madrolle, La grande apostasie dans le lieu saint

Paris, 1849-1850

 

 

Madrolle était prophète, mais il écrivait ses prophéties après coup.

 Raymond Queneau, Aux confins des ténèbres – les fous littéraires

Paris, Gallimard, 2002.

 

 

En condamnant à mort, le 21 janvier 1793, un monarque de droit divin, la République naissante se condamnait à porter, pour une durée illimitée, le deuil … de Dieu.

   Trancher, pour assouvir la soif de sang de ses sujets insurgés, le chef d’un prince incarnant, de père de en fils, le principe régulateur de son propre droit divin, il y avait bien là, de la part des premiers élus du peuple, de quoi faire perdre la tête à ceux qui, en cette période de citoyenneté laïque, l’avaient encore farcie de latin d’église et de droit canon. À la différence des châtelains émigrés dont ils avaient parfois, fortune faite, pris eux-mêmes la place, ces bourgeois installés ne jouissaient en principe d’aucun privilège héréditaire. N’est pas Chateaubriand qui veut, mais, nourris au lait du Génie du Christianisme, les enfants de Marie-Antoinette ne pouvaient admettre d’un cœur léger la rupture définitive du fil blanc de la monarchie absolue. Ils ne pouvaient admettre non plus – c’était là d’après Maistre et Bonald, le fondement théologique de leur doctrine – que leur toute dévouée Providence eût été fatalement prise en défaut par l’impiété sanguinaire d’un tribunal révolutionnaire. Si la dynastie des successeurs de Clovis était interrompue à Reims, celle des successeurs de Saint Pierre se perpétuait à Rome, sur un trône à l’assise temporelle inébranlable. Voilà bien l’origine des fièvres ultramontaines : le corps du Roi avait cessé d’être sacré, celui du Pape l’était encore. Les défenseurs du Trône et de l’Autel ayant, eux aussi, lu les philosophes, ils pouvaient désormais prêter à leurs édifices surnaturels une façade naturelle. Pour attester, contre vents et marées, la pérennité rédemptrice de l’Église en état de grâce, il fallait, comme en plein Moyen-Âge, des miracles, des apparitions, des prophéties, en un mot des signes, de la Révélation en actes.

   Des aigrefins mégalomanes, au verbe assez haut pour fanatiser les foules, se firent fort de leur fournir de visu les preuves de l’improbable survie d’un rejeton royal. Arguant de son nez bourbonien, un horloger prussien nommé Naundorff prétendit, justifications (méta-physiques à l’appui, à la place royale, celle de Dieu redescendu sur terre. Il n’en fallut pas plus à un papetier de Tilly-sur-Seulles (Calvados), manipulé par un notaire marron, pour se dire son prophète : Pierre Eugène Vintras, prétendument gratifié, telle une nouvelle Jeanne d’Arc, d’apparitions successives de l’archange Saint-Michel, changea inconttinent son nom de baptême en celui de Pierre Michel, dit Strathanaël (« le Clairon de Dieu »), ou encore, en toute simplicité, Élie. Pour consoler la France de ses malheurs passés, présents et futurs, quoi de plus urgent que d’ériger l’Œuvre de la Miséricorde, créée sous la Terreur par un illuminé, Martin, dit de Gallardon, en nouveau Carmel. Le prétendant Naundorff prend-il ombrage de l’ascendant charismatique de son thuriféraire ? Vintras se rabat alors sur un autre candidat au trône de Louis XVII, le dérisoire « baron de Richemont ». Bien entendu, la restauration de l’héritier direct n’était pour le « Prophète » qu’un prétexte à se réclamer d’une mystique du sang versé, qui lui permettait de poser lui-même à l’envoyé de Dieu. Après le règne du Père, celui du Fils, devait advenir le règne de l’Esprit. La Vierge, au passage, n’était pas oubliée, le diable non plus. Puisée aux sources millénaristes de l’Église primitive, la doctrine vintrasienne, con çue pour détourner à son profit exclusif la popularité révolutionnaire du socialisme naissant, respirait un parfum de satanisme qui, à la fin du siècle, grisera encore le Huysmans de Là-Bas.

   Son âme damnée, l’Abbé Boullan, s’était autoproclamé successeur de Vintras, indisposant ainsi l’abbé Constant, dit Eliphas Lévi, ainsi que le jeune Stanislas de Guaïta, sourcilleux gardien de la pureté des doctrines occultes. Originaire de Nancy, Guaïta avait été, au lycée de cette ville, le condisciple du jeune Maurice Barrès, avec lequel il partageait tout, jusqu’à la lecture enfiévrée de Baudelaire, pendant les nuits d’insomnie. En souvenir de cet alter ego trop tôt disparu, Barrès, considéré à la Belle Époque comme le Prince de la Jeunesse, conçut le projet d’un « roman lorrain » : ce sera La Colline inspirée, livre culte – c’est le mot – de l’enracinement gallican, paru à la veille de Quatorze : « Il est des lieux où souffle l’Esprit ».

le voile levé

 

 

Le Jérémie français

 

   « Il n’est bruit dans les journaux que d’un homme extraordinaire, un certain Pierre Michel Vintras, et son Œuvre de la Miséricorde. Il passe pour un grand prophète. C’est du moins la qualité que lui attribue Monsieur Madrolle, dont je vous prêterai les brochures, et que j’appelle le Jérémie de la France. » À ces mots chuchotés, au début de La Colline inspirée, par le Diable dans son bénitier, le doute s’empare de Léopold Baillard, jeune curé de Sion-Vaudémont (Meurthe-et-Moselle) dont l’ambition messianique et les trop vastes entreprises ont à tel point inquiété ses supérieurs qu’ils lui ont imposé une retraite à la chartreuse de Bosserville. « Dom Magloire », dans le siècle Alphonse-Magloire Lecomte est ce diable tentateur dont les révélations vont bouleverser l’existence de Léopold et celle de ses deux frères, François et Quirin. Il n’en est pas à un prophète près. « M. Madrolle, en effet (né à Chanceaux en Bourgogne) fut un écrivain très érudit et profond, un puits de science et de connaissances diverses, comme ses écrits le prouvent … », précise La vie des trois frères Baillard, racontée par l’un d’eux, Quirin, une des sources (garantie miraculeuse) de La Colline inspirée.

   Avocat sans causes, juriste sans chaire, éditorialiste sans tribune, Antoine Madrolle après avoir pris, sous Charles X, jusque devant les tribunaux, fait et cause pour le gouvernement ultra de Polignac, condamné le progrssisme de Lammenais, soutenu les Jésuites contre les Gallicans, et prêché, non sans arrière-pensées opportunistes, le ralliement des catholiques à Louis-Philippe, avait exploité une inépuisable veine apologétique aboutissant en 1835 au succès de son Prêtre devant le siècle, ouvrage consacré par un bref pontifical. Faute d’avoir su garder l’oreille du prince, Madrolle pouvait encore espérer obtenir celle du vicaire de Jésus-Christ, avec titre de noblesse pontificale à la clé.

   Dix ans plus tard, la défense armée du pouvoir temporel de l’Église lui semble pourtant contrevenir à la spiritualité de sa mission : « Vous l’avouerai-je, très Saint-Père, l’intervention me paraît un malheur, une faute qu’il faudra payer par l’effusion de votre sang » écrit Dom Magloire à Pie IX, que les armées du Prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte étaient venues secourir en 1849 contre les troupes de Garibaldi. « Si, à cet égard, ainsi que dans toutes les circonstances difficiles où vous vous êtes trouvé, vous aviez préconisé et suivi les avis pleins de sagesse du Jérémie français, M. A . Madrolle, vous auriez évité bien des écueils, et vos maux ne seraient pas aussi extrêmes qu’ils le sont aujourd’hui. Sa foi est parfaite et sa prudence exquise. Nul plus que lui n’est capable de vous aider à réparer, s’il en est encore temps, les fautes qu’on vous a fait commettre … »

    Depuis 1848, le transfuge Madrolle, plus royaliste que le roi, plus catholique que le pape, s’est découvert républicain, et même socialiste, pour mieux continuer à croiser le fer contre l’opinion libérale, celle de Lamartine en particulier, auquel il impute, à l’instar de Victor Hugo, une faillite républicaine dont « Napoléon le Petit » saura faire son profit. « (…) Mais pour accomplir le salut de l’État, ce n’est pas seulement l’amnistie universelle qu’il faut, c’est tout ce qu’il y a de vrai dans ce que nous appelons, avec nos préjugés ou notre ignorance, le droit au travail et le socialisme … » Proudhon a raison : « la propriété » c’est bien « le vol », même si s’en emparer en reste un autre, tout aussi condamnable aux yeux de l’auteur de La Feuille prophétique du triomphe du socialisme par les hommes d’état mêmes qui, après en avoir invoqué le principe à leur profit contre les rois en 1830 et 1848, dans le suffrage universel … , s’arrogent d’en arrêter les conséquences, à leur profit toujours (1849-1850).

   Contre le pape-roi, Madrolle brandit l’étendard de son Peuple-roi, ou peuple nouveau de la terre nouvelle, dénonçant, pour faire bonne mesure La Grande Apostasie dans le lieu saint, ouvrage aussitôt mis à l’index, en dépit ou à cause de son syncrétisme providentiel : « le communisme lui-même, plus universel et plus prochain qu’on ne pense, n’est autre chose qu’un fond de vérité immense. C’est un voyage, jusqu’à ce jour mal conçu, mal entrepris, et dans les nues, comme Icare, à la recherche non de l’abolition, physiquement impossible, mais de la justice, du meilleur emploi, et de la réhabilitation de la propriété avilie. Et le christianisme de l’Homme-Dieu (…), le christianisme le plus pur, le plus primitif, n’était pas autre chose, après tout, que le plus parfait des communismes, et le secret de toutes les sortes de communisme : le volontaire, le réfléchi. »

   Dès 1836, Madrolle avait manifesté un intérêt précoce pour les théories de Fourier, auxquelles, sous l’égide usurpé des Jeune France, il ne reprochait qu’une inconséquence juridique, à laquelle, dans son Tableau de la dégénération de la France, des moyens de sa grandeur et d’une réforme fondamentale dans la littérature, la philosophie, les lois, le gouvernement, il se proposait de remédier lui-même. En 1845, il tourne définitivement le dos à ses anciens amis royalistes en publiant son Essai sur l’impuissance du parti légitimiste, opposé à l’intelligence d’une monarchie (…) qu’il a faite par ses fautes et qui lui tend la main et d’une République qui ne veut point de la sienne (sic).

   Quelques années plus tard, Madrolle récusait hautement sous l’invocation de Proudhon, Cabet et Leroux, l’impossibilité présumée d’un gouvernement socialiste. Dogmatique par raisonnement, « l’érudit » M. Madrolle l’est surtout par tempérament. D’un dogme conservateur à un dogme progressiste il n’y a pas, à ses yeux, de contradiction fondamentale, pourvu que le messianisme le plus sectaire y garde sa place : la première, l’unique. Paradoxalement ou non, son recours systématique à la raison raisonnante ne l’empêche pas, bien au contraire, de croire aux miracles, surtout s’ils ne sont pas reconnus par l’autorité ecclésiastique.

   Il suffit qu’en l’abbaye de Notre-Dame de Sion (Lorraine), la Vierge apparaisse à une religieuse, pour que des images pieuses soient « mystérieusement » déposées entre les pages des livres de messe. Le curé, Léopold Baillard, s’empresse de demander à l’oracle Madrolle une explication de ces faits extraordinaires. La réponse est péremptoire : « Vos sympathies et celles du père Magloire me semblent la dernière bonté du Ciel, et spécialement de Marie pour moi ; et vos miracles, loin de m’étonner, me semblent naturels et sont pour moi aussi de l’histoire.  – J’y crois tellement par vous que j’hésiterais même de les examiner [sic]. Ils sont prédits pour les derniers temps et ils sont plus que vous ne le pensez des accessoires d’une œuvre (vous ne la connaissez que par un homme accessoire), d’autant plus vraie qu’elle devait être et qu’elle sera un temps condamnée, et d’autant plus miséricordieuse que ses juges politiques se montrent inflexibles et orgueilleux. »

   Mis à l’ombre en 1842 sur dénonciations d’escroquerie, Vintras venait de réapparaître au grand jour, et se montrait soucieux d’étendre, par l’intermédiaire de son meilleur propagandiste, l’influence d’une œuvre qui n’était pas que pie : « Parvenus au degré », selon la terminologie consacrée, les élus de la secte participaient à de véritables orgies gnostiques, auxquelles présidait, bien sûr, « l’Organe » de l’Œuvre,  lui-même parvenu au degré supérieur de sa puissance régénératrice. Madrolle, quant à lui, se contente, dès son opuscule Sur des communications relatives à l’Œuvre de la Miséricorde, en 1841, d’entériner les « apparitions » successives des anges à Vintras. Mais peut-être n’était-il pas lui-même « parvenu au degré » ?

   En vertu de la souveraine liberté d’inspiration du romancier, Barrès, dans La Colline inspirée imagine le tentateur Magloire prêtant à sa proie un ouvrage de 1842 … où il n’est nullement question de Vintras : « La lecture de l’ouvrage de M. Madrolle, Le Voile levé sur le Système du monde venait de l’exciter prodigieusement, et, comme le lui avait conseillé l’imprudent Père Magloire, il allait voir, laissant à ses deux frères le soin de gouverner en son absence. »  Qu’est-ce qui, sous un titre à si folles prétentions philosophiques a bien pu « exciter » si « prodigieusement » Léopold Baillard ? Barrès ne le dévoile pas, soucieux peut-être d’entretenir le mystère autour de la doctrine secrète ; ou encore, un tantinet sarcastique, a-t-il succombé au seul prodige d’un titre superbement incongru ? Étrange statut poétique que celui d’un objet littéraire, crevant le ciel narratif, sans autre référence culturelle immédiatement repérable que l’Apocalypse (pour le sens littéral de « voile levé ») et Copernic (pour le « système du monde »). Le paysagiste « inspiré » aurait-il voulu obtenir par la mise en abyme de son propre texte, un effet de brouillard apologétique, qu’il ne s’y serait pas pris autrement.

 

Apologétique

   Le Système du monde … Restituons d’abord à cet ouvrage, paru sans date chez Hivert, 55, quai des Augustins, toutes les volutes de son titre : Le Voile levé sur le Système du monde, recherché depuis 6000 ans ; Révolution dans les Sciences, démonstration invincible de tout à tous par la puissance simplifiée des nombres, par A. Madrolle. Au dos de la page-titre, un faux titre, disposé en triangle équilatéral à sommet pointé vers le haut ajoute à l’effet d’annonce. Suit l’indispensable (et interminable) dédicace au pape, une introduction amphigourique, et quelques hors-d’œuvre supplémentaires, avant l’accès promis à la Révélation proprement dite. À première vue, pas la moindre, dans l’énumération pseudo-pythagoricienne des neuf chiffres et de leurs innombrables cas de figure, selon leur valeur symbolique abstraite : UN, l’Unité, DEUX, la Dualité, TROIS, la Trinité, et ainsi de suite jusqu’à DIX et même jusqu’à ONZE, « symbole de l’infini analogue à 2, car il s’écrit comme lui : II ».

Système universel

   Il y a, fort heureusement, dans ces trois cent soixante-dix-neuf pages bien tassées de compilation apologétique, légalement déposées à la Bibliothèque royale en 1842, autre chose, que les premiers lecteurs de Madrolle n’ont pas manqué de relever. Parmi les manifestations triomphantes de la Trinité de l’Homme matériel, figure « le triangle de son cœur et celui du pubis ». Au détour d’une page, le Voile levé sur le Système du monde …. L’est aussi sur les parties alors dites honteuses de l’anatomie masculine qui, conçues elles aussi à l’image de Dieu, cessent par là même de l’être. Selon ses contemporains interloqués, « l’excentrique Madrolle … voyait partout et dans tout, même dans les parties sexuelles, l’image de la Sainte Trinité ».  « Je conçois le Dieu ternaire, ou la Trinité proprement dite, faisant ou suscitant des grandes trinités à son image … », proclame-t-il à la page 33 du Grand prophète et Grand roi …de la République française [sic] …, retentissante profession de foi vintrasienne où, « en l’année jubilaire 1851 », le socialisme lui-même est déjà réduit à la portion congrue. « Tous les éléments et tous les êtres physiques de la nature, faits à l’image et à l’usage de Dieu et de l’homme ternaire, sont ternaires par surcroît », précise-t-il entre parenthèses. « Le Diable lui-même, caricature de Dieu, est ternaire, et procède par des ternaires … », pointe-t-il en note. « Le Diable », c’est-à-dire, selon Les magnificences de la Croix (1841), « l’organe générateur de l’homme, faisant croix avec ses témoins, et un avec son épouse en Jésus-Christ … »

   À la faveur d’un duel théologique suggéré entre les deux sexes, Madrolle quitte discrètement le parti de Dieu, qu’il soutenait avec vigilance depuis ses premiers écrits, pour se ranger aux côtés du Diable, qui l’attire irrésistiblement depuis son enfance en Bourgogne, où certaine qualité de raisin est, à ce qu’il nous dit, « plantée en forme de croix ». Par le biais de l’analogie universelle qui l’autorise à naturaliser les symboles du culte selon les règles du nombre, Madrolle lèverait-il un coin du voile sur les agissements délictueux de la secte dont il propage le rayonnement ? Ou encore, sous le masque de l’apologétique, bâtirait-il secrètement un système hypernaturaliste, où l’Homme, devenant lui-même Dieu, pourrait se passer de l’hypothèse de la création divine ? Nietzsche est moins loin qu’il n’y paraît, avec son surhomme gravissant, sous les traits de Vintras, la colline inspirée de Sion-Vaudémont.

   Au cours de sa période ultramondaine, Madrolle pouvait passer pour un homme d’esprit. Aujourd’hui, son ironie vengeresse se retourne contre elle-même, et l’Esprit malin sectionne le corps de son texte au point de le rendre illisible. Tous les effets stylistiques, rhétoriques et même typographiques sont bons à l’auteur pour faire barrage à la lecture, sous prétexte d’en rehausser la teneur : pensant au contraire de ce que pense la foule, Madrolle ne saurait parler la langue de tout le monde. Pour lui, la Trinité, qui est partout, est aussi dans le langage. Des mots décomposables en deux unités de sens, comme fou-le, et mon-de s’enrichissent d’un troisième sens, anagrammatique : le-fou dans le premier cas, dé-mon dans l’autre. On croirait lire du verlan, tradition argotique qui, selon l’alchimiste moderne Fulcanelli, remonte à l’art … gothique, celui-lç même que l’art sacré du XIXème siècle s’ingénia à singer. Chez Madrolle comme chez les bâtisseurs de cathédrales, le jeu de la lettre est considéré comme une manifestation supérieure de l’esprit : néologismes, calembours, à-peu-près, allitérations, étymologies fantaisistes et, bien sûr, anagrammes, nourrissent l’ordinaire de ses polémiques : avant le « Hugo » de Sartre, Lamennais a LES MAIN(S) SALE(S), c’est écrit dans le ciel – avec un N en moins. Par ailleurs, quand le texte apparie deux termes repoussoirs comme fou et démon, leur trinité dialectale (et dialectique) se démultiplie en rapport de proportion conforme aux exigences de la quaternité structurale : le fou est à la foule ce que le démon est au monde, c’est-à-dire, en fin de compte, une seule et même chose. Dès sa Démonstration eucharistique de 1838, citant La Chute d’un Ange, Madrolle salue, de l’œil du connaisseur, l’opportunité de la rime entre toucher et chair. À force d’anagrammes et autres effets de langue, Saussure, ici, renverse Rousseau, pour engendrer sinon Roussel, du moins Brisset. Non content d’avoir opéré, sans le savoir, la distinction canonique entre le signifié et le signifiant, Madrolle aurait donc, avant Lacan, repéré la détermination inconsciente à l’œuvre dans le langage. Mais un tel signifiant peut-il être dit strictement « phallique », quand il y a, comme chez lui, flottement constant du signifié ? C’est, avant la lettre, la déconstruction à la mode des années mil neuf cent soixante-dix.

   Bien écrire, c’est à la portée du premier polygraphe venu. Désécrire, c’est l’affaire du génie. Dans l’histoire de la folie à l’âge romantique, l’illisibilité immédiate du texte de Madrolle conduit à une autre lecture, non moins schizo-analytique que paranoïaque-critique. Sous couvert de théologie hétérodoxe, ce « drôle de mâle », sautant à pieds joints par-dessus les hardiesses révolutionnaires de son temps, accrédite d’entrée de jeu une fonction polymorphe de l’acte d’écrire, sans cesse différée dans sa fonction intrinsèque au profit de la justification a priori d’un « système du monde ».

   Sous son masque dévoré, l’apologétique se lit :

  APOLLO, J’AI TICS.

 

 

 

Une voie de garage prophétique

 

   Le 8 mai 1842, le train Versailles-Paris, qui ramenait au débarcadère de Saint-Lazare une foule ivre de grand air et de grandes eaux, déraille à la hauteur de Bellevue, près de Meudon. Les wagons de bois flambent comme bouchons de paille. Il n’y aura guère de survivants. Premier accident dans l’histoire d’un moyen de transport alors dans toute sa nouveauté, le déraillement du Versailles-Paris marquera durablement les esprits, au moment précis où, à la Chambre, on met aux voix la loi d’aide à la construction des chemins de fer, soutenue par de puissants intérêts privés : si l’émotion, alors, l’avait emporté dans l’esprit des députés, les chemins de fer français auraient pris un retard définitif.

   Parmi les pièces versées au dossier de cette catastrophe, auraient figuré, selon Madrolle, « ramassés sur le débarcadère de Versailles, les fragments de la feuille de route qui avaient servi à allumer la pipe du malheureux Georges » - ainsi se prénommait le conducteur de la locomotive explosée.

 

   « On peut y lire encore :

 

À. N° 45. CHEMIN DE FER DE LA RIVE GAUCHE

8 MAI … : - DÉPART À UNE HEURE ½. S.

En décomposant les mots, on trouve la prédiction suivante :

 G …,

UNE MACHINE À QUATRE ROUES TE FERA PERDRE LA VIE

DIMANCHE 8 À 5H ½.

Et il ne reste plus que la lettre D … - l’avis venait-il de Dieu ? »

 

Ajoutée en note à la Théologie des chemins de fer, de la vapeur et du feu – où l’on démontre la religion unique qui a prédit – jusqu’à l’explosion du 8 mai – par un fidèle qui l’avait annoncée lui-même,  cette anagramme inouïe, fût-elle imaginée, n’en serait, selon son auteur, que plus « phénoménique » [sic]. On reste bouche bée devant l’exactitude programmatique des données chiffrées, et aussi, au second degré, devant la congruence interne de leurs relations symboliques : « UNE machine à 4 roues … dimanche 8 … 5h ½ … ». Notons, dans l’ensemble du tableau, l’absence déterminante du nombre trois et de ses multiples, indice madrollien d’une Trinité qui, comme signe de la Providence, aurait dû sauver la mise.

   Mais c’est tout le contraire : « la catastrophe [est] marquée, à tous ses éléments, à toutes ses circonstances, au coin du nombre fatal deux, le contraire de l’Unité, et que toute l’Antiquité et depuis Saint Augustin etc, proclame le signe du mal … »

   À telle enseigne que nous retrouvons, cette fois dans le corps du texte, « Georges, l’habile ingénieur de l’un de deux wagons, assistant l’inexpérimenté conducteur ordinaire : ce qui faisait réellement deux conducteurs ».

   Une troisième et dernière fois, le prénom fatal revient dans le texte, mais cette fois il s’agit de « l’Anglais Georges [sic] », à propos d’une autorisation accordée ce même 8 mai 1842 à « deux sociétés anonymes établies à Paris contre le feu et l’eau à la fois, sous la dénomination du Dragon … Le nom même de l’antique serpent, de l’ennemi de Dieu, rappelé dans les Complies de l’heure fatale : conculcabis draconem ! ».

   Sachons discerner, avec le recueillement qui s’impose, l’auréole qui illumine le crâne magritto-maigretien de ce Saint Georges à la pipe, terrassé, le septième jour de la semaine, par son propre Dragon de fer et de feu.

   Parmi les cent cinquante victimes qui avaient voulu visiter Versailles en ce dimanche de Grandes Eaux, la plus illustre n’est certes pas le plébéien Georges, mais un patricien, Jules Dumont d’Urville, amiral de la flotte de Louis-Philippe, et découvreur, dans l’Antarctique, de la Terre-Adélie. Empruntant, avec le même enthousiasme que ses compagnons d’infortune, ce nouveau moyen de locomotion à la portée de tous, le roi des mers trouvera la mort à Bellevue, avant même de « débarquer » à Paris. Dumont d’Urville, Alie, barcare : absente de la résolution anagrammatique, la quatrième lettre de l’alphabet – D pour Dieu (ou Diable ?) - , insistante dans le contexte, renforce la surdétermination fatale de l’événement. Dieu, selon Einstein, ne joue pas aux dés. Telle était déjà, en substance, l’avis de Leibnitz, canonique référence madrollienne en matière de réforme théologique. Dans l’absolu, Dieu et , c’est tout comme, car le doigt divin ne désigne, sur dix, cent, ou l’infini, qu’UNE possibilité à la fois : celle, absolument régulière (et non séculière) de la monade, du monarque et du moine. Comme l’a délibérément ignoré Voltaire, croyant ainsi démolir à bon compte l’édifice immuable de cette toute-puissante combinatoire céleste, le « meilleur des mondes possible » est aussi, par complémentarité dialectique, le pire : « Le Feu est aussi le signe et l’emblème de l’antique ennemi de Dieu, aussi certain, aussi manifeste, aussi nécessaire ... que Dieu lui-même ». Pour triompher, à titre provisoire, de Dieu, le Diable, lui aussi, doit savoir compter sur ses doigts.

   À condition, bien sûr, d’en avoir eu l’IDÉE.

   Une seule lettre absente serait-elle, en l’absence même de l’Être, susceptible de fonder en vérité absolue le prétexte même de l’ÉVÈNEMENT ?

   Soumis à l’épreuve du feu, le texte lui-même ne signifie plus rien.

   Il S’IGNIFIE.

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        Rails, par Marc Couturier

 

 

La preuve y danse

 

    Sur la foi d’un unique titre choisi, pour son incongruité phénoménale, dans la bonne centaine totalisée par Madrolle, André Blavier, contrôleur belge des fous littéraires, aiguillé sur cette voie par son compatriote Brunet, classe parmi les inventeurs et bricoleurs un mystique qui n’a jamais prétendu inventer rien d’autre que le Système du monde. Selon ses sources, la Théologie des chemins de fer, de la vapeur et du feu, publiée, comme ledit Système, en 1842, ferait écho, à un siècle exact de distance, à une Théologie de l’eau, publiée par l’Allemand Fabricius, en 1742. L’érudit Madrolle ne manque pas d’invoquer parmi d’autres cette référence toute trouvée. Dans son œuvre, la Théologie … n’est que la vérification conjoncturelle d’une thèse structurelle parue l’année précédente, en 1841 : Dieu devant le Siècle, ou la législation de la Providence, où l’on élève enfin la science et la religion tout entière à la hauteur de l’époque … Compte tenu des convictions religieuses de l’auteur, on aurait plutôt attendu, sinon cru, le contraire, mais, avec lui, il faut s’attendre à tout. À première vue, le texte n’est pas à la hauteur du propos. Ce n’est même pas un plan, c’est une liste de propositions apologétiques, jetées sur le papier, comme une démonstration juridique dont on ne connaîtrait pas le code. On pense à la Téléonomie du hasard de Wronski (modèle du héros de La Recherche de l’absolu de Balzac) envers lequel Madrolle avait professé, dès 1836, une admiration encore plus éblouie qu’envers Fourier.

   Comment l’auteur de Dieu devant le siècle …  aurait-il peu prévoir, comme il s’en fait gloire « jusqu’au fléau de 1842 et le châtiment corporel, déjà venu, des grands et vils coupables de cette époque » ? Voilà qui demeure à tout jamais énigmatique. En chaire et en eau, la prédication conduit tout naturellement à la prédiction. Théoriquement inspirée par les lois transcendantes de la création divine, Madrolle demeure comme tout un chacun hypnotisé par l’immanence du pouvoir en place au moment où il écrit. Faute d’avoir reconnu l’avènement du Messie, le peuple juif est le premier à tomber sous le coup de cette nouvelle législation. Parue, comme la première, en 1842 – année particulièrement féconde dans la pléthorique production madrollienne - , la seconde illustration conjoncturelle de la même thèse, Dieu devant Paris, dans la journée du 13 juillet 1842 … traite du mortel accident du Duc d’Orléans, héritier du trône de Louis-Philippe à la porte Maillot : les chevaux-vapeur avaient cédé, pour l’emballement, la place à leur modèle animal. L’emboîtage systématique des titres-gigogne permettaient à Madrolle, graphomane invétéré, de fonctionner tout seul comme une véritable machine célibataire (ciel y bat terre ?) : la Théologie devait s’intituler Dieu devant les chemins de fer … - mais alors Il aurait risqué de se faire écraser.

   Pour faire pendant à son Système du monde, paru la même année, l’auteur a sous-titré la Théologie : Le Voile levé et avertissements aux chambres sur les volcans qu’elles appellent et à la chrétienté sur ses malheurs futurs. Selon lui, « les particularités de la composition de ce livre sont remarquables … ». Pour le lecteur d’aujourd’hui, ce qui est remarquable, c’est surtout l’invraisemblable salmigondis de l’ouvrage, rédigé à la diable comme une interminable revue de presse de l’événement, puis d’autres évènements, entrelardée de citations à rallonge de l’Écriture sainte, et grossie au jour le jour par l’enregistrement de nouveaux sinistres apportant du feu à la chaudière de l’auteur, et ranimant la flamme de ses hallucinations paraphréniques. Une chatte n’y retrouverait pas ses petits, ni Marguerite Yourcenar son ancêtre, un des rares rescapés de la catastrophe du Paris-Versailles, qui a réussi à s’extirper de son wagon en flammes, « portant sa lignée dans ses couilles ». Et pourtant, l’auteur brûle contre le siècle d’une fureur inquisitoriale. Non content de voir, comme le premier paranoïaque venu, la main du diable dans la genèse de l’accident, Madrolle y déchiffre, à livre ouvert, les marques de la colère  divine contre les puissances temporelles. Il n’hésite pas au besoin à solliciter la traduction des Psaumes : « Vous vous servez, Seigneur, des esprits comme d’ambassadeurs, et des flammes dévorantes comme de ministres ».

   Faute d’avoir su mettre, comme Voltaire ou le marquis de Bièvre, les rieurs de son côté, Madrolle se résout à devenir lui-même la risée des feuilles libérales, qu’il continue pourtant à éplucher, non sans un certain masochisme, puisqu’elles reflètent, sur tous les sujets, des opinions catégoriquement opposées aux siennes : dans les diverses catastrophes de l’année 1842, il détecte les signes avant-coureurs de la révolution de 1848. Vingt ans auparavant, en 1828, il avait déduit La sagesse et l(infaillibilité des prédictions de la révolution qui nous menace de savantes comparaisons chiffrées entre l’histoire des rois de France et celle des rois d’Angleterre. Aurions-nous donc affaire à une authentique Cassandre ? Comme il se doit, la Théologie des chemins de fer … est précédée d’un Avertissement où l’auteur, citant une prière anglaise contre les incendies, rend un hommage rétrospectif à Charles II Stuart, rétabli le 29 mai 1660 sur le trône de son père Charles Ier, après être rentré de Hollande le 23. En plein règne de Louis-Philippe, voilà une façon voilée de rendre hommage à Charles X, qui fut lui-même sacré à Reims le … 29 mai (1824). Voilà aussi, de la part d’un auteur né le 29 mai (1791), entre la prise de la Bastille et l’exécution capitale de Louis XVI, une façon pour une fois discrète de se rendre hommage, dans le rôle du prophète des souverains présents, passés et à venir : « Ce que j’aime, ce que je crois nécessaire, ce que je m’honorerai de défendre tant que la Providence, qui m’a donné un souffle de talent pour elle me le laissera, c’est le Pouvoir, quel que soit son principe, quelles que soient même ses erreurs et ses fautes … » En fait de Providence, on pourrait entendre, à la manière de l’auteur, que LA PREUVE Y DANSE, au gré de son égo-mégalomanie.

   « La pensée d’un citoyen doit être libre comme sa personne même ». Intitulé Considérations sur le retour de Napoléon, le premier libelle politique signé Antoine Madrolle en 1815 porte en exergue cette martiale sentence, prononcée par Carnot le 8 mai de cette année-là, quarante jours avant Waterloo. À l’approche du 18 juin 1815, la publication ne fait pas honneur à la clairvoyance politique de Madrolle, alors jeune avocat au barreau de Dijon, réoslu à jouer, pour améliorer sa situation, la carte bonapartiste. Elle n’en fait pas moins, à son insu, honneur à l’intuition « prophétique » longtemps reconnue sur son chapitre, à son rival Lamennais. L’annonciateur du retour de Napoléon se serait-il seulement trompé de chiffre ? Ce sera plus tard le troisième du nom qui incarnera nécessairement à ses yeux l’emblème providentiel de la Trinité.


Publié dans MADROLLE - Antoine

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