Éditorial du N°01 des Cahiers de l'Institut

Publié le par I.I.R.E.F.L.


Le Service des Objets trouvés 

« Quel est le pluriel de : un train ?
Le pluriel de un train, c’est : des rails Un train des rails. »

« On pourrait presque tirer autant de conclusions générales que l’on étudie de cas particuliers.»  
Marcel Réja « l’Art chez les fous », Mercure de France, 16 août 1907, p. 635.


Ces livres dont Charles Nodier a souhaité le recensement en 1829, ceux des fous littéraires, font aujourd’hui l’objet d’une revue ?! C’est dingue ça !

– Oui, insensé, vous avez raison. « Les frissons de l’époque comptent seuls, ou à peu près. »

– Mais le sort des hétéroclites n’est-il pas… scellé ? Raymond Queneau n’a-t-il pas confirmé après ses recherches dans les années 1930 qu’il n’y avait pas de « génie » ignoré ? L’oubli n’a-t-il pas accompli leur destin ? La postérité fait son tri ? Vous rouvririez la porte des biblioubliettes ? Le débat n’est-il donc pas clos ?

– Cette littérature, cet excès de pensée, de pensée même creuse, cette expérience de l’ « inquiétante étrangeté » procure encore du plaisir à quelques happy few… Qu’on y prête une oreille et jusqu’à leur sérieux fait sourire intérieur.

– C’est là le chant fascinateur des sirènes trompeuses, dont Ulysse triomphe des artifices en s’attachant au mât du navire.

– Si les liens requièrent d’être serrés, ce n’est point que s’effilochent nos certitudes, non. Ce serait même plutôt le contraire qui arrive ; de ces lectures nos convictions ressortent plus que jamais renforcées de considérer l’épistémologie comme une discipline nécessaire. Même souvent très vaines, les théories exposées par les fous littéraires ont un espoir d’étoile de scintiller dans nos yeux pour ce qu’elles offrent de différence et de confrontation énigmatique.

– Cela ne suffit pas à justifier d’entreprendre l’archéologie du silence imposé aux fous littéraires. On ne fonde pas tout un projet de recherche sur l’exaltation et l’exultation, l’existence d’une revue sur un sujet pareil… même si en émane un effet poétique certain et qui vous charme.

– Ce sera pourtant notre champ d’investigations et une cour de récréation pour nos savoirs en besogne. On y trouvera ce que l’on a oublié. Des errances. Des variations. Des points de vue. Telle est la beauté de ces fictions qui n’en sont pas, de ces « solutions imaginaires », elles ajoutent incontestablement un univers supplémentaire. Voyez voyez ces machines tourner : les amateurs apprécieront. Si la Littérature (avec un grand L) a été parfois jugée « utile inutile », celle des fous littéraires est par deux fois inutile, « inutile inutile », et dans les grandes largeurs encore.

– C’est « l’Encyclopédie des sciences inexactes » ! Comme d’autres sont philatélistes, numismates ou tyrosémiophiles, vous collectionnez n’est-ce pas les fous littéraires

– Ils témoignent de cette compulsion à penser qu’évoque Freud à propos du président Schreber. Ils décèlent une sorte de syndrome de l’érudit. On n’a guère non plus envisagé, que je sache, ces productions comme des « récits de vie », d’un caractère voilé mais pourtant efficace. Tous délivrent des histoires pour en crypter le secret ; la plupart l’instille comme un parcours parmi les lettres, une énigme à déchiffrer, un jeu très sérieux auquel ils se piquent. Ils paient de leur temps, de leurs insomnies, de leur souffrance et parfois aussi de leurs économies la réalisation d’un livre, d’un opuscule ou même d’une revue.

– Chacun voudrait comprendre de quels grains le sablier de l’inconscient est fait pour nourrir le cri de la création et les ambitions de la réflexion. Vous pensez donc que ces textes en disent donc long du rapport qu’entretiennent à la Connaissance et au pouvoir en général les gens et les fous littéraires en particulier ?

– L’érudit n’est pas nécessairement un savant. Mais le savant, nécessairement un érudit.

– Chacun voudrait donc sa part d’incontestabilité, une place, exister, comprendre et même s’assurer, si possible, une part… d’Éthernité ?

– Vous le voyez, plus que jamais, dans un monde où il ne suffit que de regarder sur les toits les antennes pour se dire qu’on est hétéroclite, la bêtise serait de vouloir conclure.

– Alors, ce n°1, c’est un demandez-le-programme où l’on rencontre des auteurs de tous horizons intellectuels et géographiques, une iconographie dans le ton, des archives et des documents, des coups de cœur et des critiques, des auteurs et des artistes, des cas ?

– Oui. André Stas nous récapitulera tout ça. Jean-Jacques Lecercle, lui, s’attaquera en épistémologue (comme l’un de ses récents livres en témoigne) au destin des « logophiles ». Même si la linguistique formelle rend des services insignes, il semble avoir dans le collimateur ceux qui régissent des descriptions abstraites et mécaniques de la langue, eux aussi à leur manière des logophiles. Les fous littéraires l’attirent (souvenez-vous : il avait rédigé à ce titre une entrée dans l’Encyclopaedia universalis), parce que, bien qu’englués dans leurs « folichonneries » (pour reprendre une création lexicale de Ferdinand de Saussure), ils lui paraissent ne pas perdre au moins de vue le fait que la langue est un système incarné, en devenir, et traversé de multiples effets.

– Mais un fou littéraire on en parle on en parle mais pour les néophytes n’auriez pas un eggzemple à présenter ? Jean-Pierre Brisset ? (1837-1919). Il démontre que l’homme descend de la grenouille ? Par des calembours ? « Coa = Quoi » ? La rainette ancestrale parle français ? En voilà de la Science. Je feuillette et je découvre à la suite… une traduction en anglais. Marc Lowenthal est un virtuose. Michel Longuet est allé mener l’enquête à l’endroit même où Brisset vécut à Paris lorsqu’il fut un éphémère apprenti pâtissier.Murielle Belin dite Mu l’illustre et de quelle façon encore ! Sculptures en bocaux, sculptures empaillées, huiles sur bois représentant métamorphoses loupées ou de drôles d’écorchés ! Des vieux musées d’histoire naturelle qui l’attirent à Brisset il n’y a de la conservation à la conversation qu’un pas qu’elle a franchi. Mais un fou littéraire qui en 1913 est élu Prince des penseurs… qui intéresse et qui est lu, c’est un écrivain.

– Pour Allen Thiher, grands fous et p’tits fous, tous entreraient en même temps dans la littérature dès lors qu’ils sont… fous. Marcel Réja, qui s’intéressait au processus créatif, insistait déjà en 1907 sur « certaines des conditions intérieures susceptibles de mettre en œuvre l’activité artistique ». Peut-être devrait-on investiguer du côté de la paraphrénie. Les matheux enclins d’œil à s’inquiéter de la quadrature du cercle ou du mouvement perpétuel font des histoires à leur manière. C’est ce à quoi Michel Criton songe : chaque discipline possède sa folie littéraire.

– Mais LA LITTÉRATURE ???!!! LA LITTÉRATURE dans tout ça ?! Raymond Queneau lui-même n’a-t-il pas opposé la contrainte qu’on se donne à la recherche compulsionnelle qui s’impose au fou littéraire, autrement dit l’intention à l’aliénation ? N’a-t-il pas violemment défendu cette position théorique contre André Breton et son engouement pour l’écriture « automatique » ?

– Les exemples choisis par Paolo Albani d’une littérature au parti pris monosyllabique embarrassent. Embarrassent-ils vraiment ? Tous ces exercices pré-oulipiens deviennent rétrospectivement précurseurs, plagiats par anticipation des savantes recherches de nos contemporains rhétoriqueurs. Si le syllabaire Régimbeau (1901) avec ses récits monosyllabiques pour faciliter l’apprentissage de la lecture ne ressort finalement que d’une tentative pédagogique fort louable, il est en 1950 situé par Camille Bryen et Alain Gheerbrandt du côté de « la poésie naturelle » (« naturelle » resterait à définir). À croire que toute appréciation n’est jamais qu’affaire de réception. Matthijs van Boxsel entend bien nous dire d’ailleurs comment on peut être ou ne pas être morosophe. Ce serait une variante d’espèce du fou littéraire – sous condition sine qua non d’être batave. Nul n’est parfait. Ceux-là, empreints de bataphysique, répondent à des critères précis que détaille l’auteur de l’Encyclopédie de la stupidité. L’important serait d’échouer au niveau le plus haut possible, ce qui, dans les Pays-Bas, ne doit pas manquer de sel.

L’écrit, imprimé ou pas, est un recours auquel on cède quand les paroles n’y suffisent peut-être plus. Le patient interné en a conscience. C’est ce que Michèle Nevert et Alice Gianotti entendent bien montrer avec des « écrits bruts » conservés dans les rares archives d’un établissement psychiatrique de Montréal. Voici des anonymes, des cas par milliers, dont on peut dresser le portrait sociologique, déterminer dans la situation asilaire la représentation qu’ils se font de la langue et de ses enjeux, de l’autorité médicale et de l’autre.

Lansana Bérété prépare, nous assure-t-on, à la fois un livre sur Adolphe Ripotois et l'édition de ses Œuvres complètes. Il paraît avoir juré à son ami et néanmoins collègue Adalbert Ripotois (l’oncle d’Adolphe Ripotois) de mener à bien un jour ce travail. On pense à Chateaubriand qui avait fait à son confesseur la promesse d’écrire sur la Trappe et l’abbé de Rancé. À ce livre de Chateaubriand hanté par la vieillesse, lors d’une réédition de La Vie de Rancé (1843), Roland Barthes souffla en 1965 une préface réifiante. On est en droit de se demander le rôle que Michel Arrivé prétendra jouer dans cette affaire. La fascination de Ripotois pour le signifiant – qui constitue à coup sûr un symptôme de « logophile » – dissimule à peine ce même sentiment de perte qui accablait Chateaubriand et que seule récupérait à peu près à la lettre l’écriture. Qu’importe si le fil rouge est cousu de fils blancs. Il faut entrer dans le système.

Et, à propos de système, Frédéric Allamel a lu (et il est bien le seul) le roman autobiographique de Billy Tripp. S’agit-il d’un roman et contient-il vraiment des traits autobiographiques, des « biographèmes » ? À lui d’en décider et de débrouiller pour nous la narration et le discours que Billy Tripp se forge, aussi compliqués que l’enchevêtrement des poutrelles en acier qu’il a soudées à Brownsville (Tennessee) depuis plus de vingt ans. L’œuvre de Billy Tripp est extraordinaire.

– Là, on vous sent… ému. Puis-je essayer une remarque ? Certains articles excèdent n’est-ce pas votre thème de prédilection : comme Queneau, vous paraissez glisser volontiers de l’étiquette de fous littéraires, certes aujourd’hui pratique, à celle d’hétéroclites. Ne serait-ce pas finalement là l’objet de cette revue ?

Tanka G. Tremblay nous remet les pendules à l’heure. Nodier. Les auteurs que celui-ci a inscrit dans sa bibliothèque de l’incongruité. Et puis on ajoute deux articles de Marcel Réja. l’Art chez les fous. le Dessin, la Prose, la Poésie (1907) mériterait d’être republié un jour avec attention, accompagné d’une monographie autour de Paul Meunier (1873-1957) alias Marcel Réja dont, en son temps, Rémy de Gourmont disait combien « ce jeune aliéniste [était] d’une rare sobriété d’esprit ». Ce médecin, poète et dramaturge, sur lequel Michel Thévoz a attiré l’attention, fréquentait le cercle du Mercure de France ; il était notamment l’ami de Strindberg dont il corrigea le manuscrit de Inferno, d’Edward Munch, de Paul Léautaud... Les articles de la Revue universelle ici publiés datent de 1901. Réja puise dans les collections de Jules Bernard Luys (1828-1897) qui mit sur pied la revue l’Encéphale et exerça à Esquirol puis à Ivry ; d’Auguste Marie (1814-1934) médecin-chef à Villejuif qui inventa de monter un Musée avec ses collaborateurs dont Paul Sérieux (1864-1947), Édouard Toulouse (1865-1947) et Marius Ameline qui sont cités. Plus que celle des symptômes, la question du processus créatif, de « l’inspiration », de la « création subconsciente » est au centre des interrogations. La question est pour lui de savoir si le « créateur » réussit à raisonner sa folie et jusqu’à quel point, comme le marquis Hervey de Saint-Denis (1822-1892), l’orientaliste célèbre, prétendait diriger ses rêves à son gré.

– Et puis j'imagine que, comme dans toutes les revues, il se trouvera bienun colonel en retraite, une vieille dame pour écrire à la rubrique du Courrier des lecteurs, des livres à analyser par vos spadassins, des actualités à faire entendre. Il y a en ce moment une exposition Gustave Adolphe Mossa à Évian qui devrait vous intéresser.

– Oui.

 



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