Marcel RÉJA, l'Art malade : dessins de fous (1901)
La Revue universelle 1901
« L’art malade : dessins de fous »
(t.1, vol. 2, p.913-915, p.940-944)
Fig. 1. Dessin de fou. Collection Dr Sérieux
Dans le public on considère volontiers comme fou tout individu qui ne pense pas ou n'agit pas comme tout le monde. À ce compte-là, l'arbitraire a beau jeu : génie et imbécillité s'équivalent. Afin d'avoir une base quelque peu stable, convenons que nous ne prendrons pour fous que ceux qui sont enfermés comme tels. Nous éloignons ainsi les diagnostics de fantaisie ; et si notre clientèle se restreint, du moins sommes-nous sûrs de ne considérer que des gens dont la mentalité est à ce point troublée que la vie sociale leur a été considérée comme impossible. C'est là du reste un excellent point de repère pour prononcer le mot de folie ; ce n'est pas une définition, car on n'englobe pas ainsi tout le défini, mais c'est un criterium en ce sens que tout ce que l'on prend ainsi entre fatalement dans la catégorie voulue.
Or, on le sait, les auteurs spéciaux ayant publié sur ce sujet d'assez nombreux documents, les fous réalisent leur inspiration dans les différents domaines de l'art, sculpture, peinture, musique, danse, littérature et, s'ils ne se groupent pas, et pour cause, comme les autres artistes, en écoles et en chapelles, il y a cependant chez eux un certain nombre de formules stéréotypées qui servent de noyaux à leurs divagations de toute nature. La folie n'est en effet pas du tout constituée, comme on serait tenté de l'imaginer, par une série de variations indéfinies autour du bon sens.
La question de l'art en général chez les fous n'a jamais été étudiée d'une façon systématique. Il y a à cela beaucoup d'excellentes raisons. En premier lieu, la difficulté de se procurer les documents, presque toujours confisqués ou détruits par l'entourage immédiat de leur auteur. En effet, la plupart, ne voient dans ces travaux pas grand'chose de plus qu'un innocent divertissement, une exhibition de nature à amuser les enfants et un peu aussi les grandes personnes.
Pour quiconque s'intéresse véritablement à l'art, de pareilles manifestations, quelle que soit leur maladresse ou leur grossièreté, acquièrent une grosse importance de par les conditions mêmes dans lesquelles elles sont recueillies. Il n'y a pas de documents superflus en pareille matière. L'histoire d'un organisme perturbé éclaire maintes fois d'une lumière nouvelle le fonctionnement de ce même organisme en état de santé ; l'histoire de l'art malade est intéressante au même titre que les premiers vagissements artistiques de l'humanité, qui s'essaie à graver sur des cornes d'auroch ou des os de renne de grossières images que nous pouvons trouver ridicules, mais à qui nous n'avons pas le droit de dénier un intérêt.
En premier lieu, quelles sont les formes d'art cultivées plus spécialement par les fous ? On peut répondre qu'au total il n'est pas d'art qu'ils n'abordent, si ce n'est l'architecture, pour des raisons matérielles. Toutefois, nous n'avons rencontré que fort peu d'exemples où l'art dramatique était mis à contribution, j'entends la composition de drames ou de comédies, car, pour le jeu de l'acteur, les représentations qui sont données de temps à autre dans les asiles, avec des fous pour interprètes ont démontré depuis longtemps qu'ils apportent dans la tenue de leurs rôles sinon un très grand talent, du moins un incontestable enthousiasme.

En musique, la création est beaucoup plus rare. Dans le dessin ou la peinture, les auteurs s'octroient volontiers les libertés les plus excessives. Quant à la littérature, ce qui est beaucoup le plus fréquent, ce sont les alexandrins rimés ou assonancés ; la prose est plus rare en tant que manifestation d'art.


Du reste, il ne semble pas y avoir de corrélation très étroite entre le genre de folie et la forme d'art adoptée. Comme chez les hommes ordinaires, le choix d'un art résulte surtout du tempérament propre. Néanmoins, il est certain que la plus intellectuelle des formes de l'art - la littérature - est aussi celle où se manifeste le plus facilement le trouble de la mentalité. Le plus grand délabrement mental, trahi dans les écrits par une sottise et une inanité flagrantes, peut cependant coexister avec des qualités très sérieuses dans une autre forme d'art, moins spécialement intellectuelle.
Le fou se comporte donc en la circonstance de la même façon que le non-fou, quoique d'une manière excessive. Toutes proportions gardées, en remontant des intelligences les plus faibles jusqu'aux plus brillantes, on voit apparaître une floraison artistique de plus en plus riche. Aux esprits où l'intelligence luit le plus faiblement appartiennent la danse et la musique. Mais quelle danse, leur gesticulation monotone ! et quelle musique, leurs mélopées indéfinies ! Ils aiment les simplistes chansons populaires ; Ambroise Thomas et Gounod marquent les limites extrêmes où peut s'élever leur admiration, dans les, cas les plus favorables.
Si donc dans l'art pratiqué par les auteurs normaux, avec des fortunes diverses, on trouve à coup sur en général plus de beauté et de perfection, du moins la part que l'on doit attribuer à la sincérité est toujours notablement plus considérable dans la catégorie d'individus dont nous nous occupons. Le fou ne peut pas être soupçonné de réaliser ses travaux en vue d'en tirer un avantage matériel. Ses œuvres sont la plupart du temps spontanées, produites pour satisfaire un besoin impérieux d'activité, et il a bien autre chose à faire que de chercher à complaire à la critique ou au public.
Littérature mise à part (nous reviendrons sur ce sujet), le dessin est à beaucoup près le recours le plus fréquent de l'aliéné en fait d'art. Mais il est une particularité qui acquiert chez lui une grosse importance dans l'emploi de la sculpture. On sait que l'illusion déforme chez lui les objets dans une proportion souvent méconnaissable. Où nous ne voyons qu'un nuage, Polonius eût vu défiler tous les animaux possibles et quelques autres encore s'il l'eût fallu. Or le fou a une certaine prédilection pour l'art d'interpréter ainsi des objets quelconques. Avec une entaille ici et un trou plus loin il arrive à rendre visibles les formes que son imagination lui suggère.
Ce procédé ne lui est pas spécial ; les Chinois dans le travail du jade, les Japonais par la façon dont ils utilisent les veines du bois dans la gravure sur bois, l'emploient d'une façon systématique. Pour le fou, c'est une affaire d'inspiration, non de métier.

Il ne réalise du reste souvent que des oeuvres fort grossières : ainsi cette racine contournée (fig. 5, à gauche), où l'interprétation reste excessivement vague. De la même figure 5, un silex sculpté représente une tête coupée, douée d'un nez formidable ; on imagine quelle patience a dû réclamer un travail pareil, étant donné l'outillage très sommaire dont disposait l'auteur. La patience excessive est du reste une qualité que possèdent un certain nombre de fous ; l'ingéniosité ne leur fait pas défaut non plus et il leur arrive de réaliser par ce procédé des ouvrages tout à fait remarquables. La figure 6 en est un exemple typique. Ce chanteur au mufle de bête est véritablement la merveille du genre. On ne peut s'empêcher de songer aux grotesques de Callot et l'œuvre du fou soutient assez vaillamment la comparaison.

L'activité des fous, avec ses particularités, qualités et défauts, ne représente pas une forme absolument unique, sans exemple dans les productions du reste de l'humanité. Et je ne veux pas seulement parler ici des analogies que nous étudierons avec les formes plus ou moins archaïques de l'art, je veux parler de certaines catégories de gens qui ne sont pas des fous, mais qui manifestent une activité artistique assez spéciale, les prisonniers et les enfants.
À vrai dire, on sait que pour certains les hôtes des prisons seraient tous des malades, et d'autre part l'esprit populaire a toujours été frappé des analogies qui existent entre l'état d'esprit de certains fous et celui des enfants. Cette analogie de manifestations esthétiques soulignerait donc une analogie d'états d'esprit. Mais, s'il y a certaines ressemblances, les dissemblances abondent. À la différence près du sujet des compositions, qui n'est pas du tout le même, il y a toute une catégorie de fous dont la formule artistique s'apparente très étroitement à celle des prisonniers.
L'auteur exécute un dessin pour exprimer sa pensée, satisfaire son orgueil, tromper l'appétit de sa vengeance. Il n'a pas souci de faire quelque chose de beau ou d'original, et, ne reculant aucunement devant la confusion des genres, il n'hésite pas à intercaler des écrits afin d'aider à la compréhension. Ainsi faisaient les Assyriens et les artistes primitifs, principalement dans les arts religieux. Les fous à dessin idéographique sont ceux qui ont une idée, une conception à exprimer.
Ceux dont l'esprit est tellement désagrégé qu'ils sont incapables de nouer un rapport, de concevoir une idée, même fausse, produisent des gribouillages plus ou moins informes qui sont la véritable traduction du chaos de leur intelligence. Leurs productions ont une ressemblance très frappante avec celles des enfants, et l'on retrouve du reste les mêmes échelons vers la correction, à cette différence près que les uns émergent de la nuit, tandis que les autres s'y enfoncent. Le prisonnier, l'enfant et le fou créent donc spontanément pour la seule satisfaction de leur instinct.


Voilà donc, parmi les multiples tendances que révèlent les productions artistiques des fous, quelques points par où ils ressemblent plus ou moins étroitement à certaines catégories du reste de l'humanité. Mais la question ne se trouve pas ainsi vidée, le chapitre folie est autrement touffu, et il y a bien d'autres caractères dans les produits des fous.
Un point essentiel pour les œuvres qui nous occupent, c'est que nous ne considérons l'artiste que pour autant qu'il est sous l'influence de la folie. Il faut entendre par là qu'une émotion ou une série d'émotions, une idée ou une série d'idées s'imposent à lui tyranniquement et demandent à se traduire selon quelque mode d'activité. L'art est l'un de ces exécutoires.
Ce sont là, on peut le dire, les rudiments les plus informes. Il faut avouer qu'il n'y a là rien d'artistique, rien de beau. Ces fous dessinent comme quelqu'un qui ne sait pas dessiner. Nous objectera-t-on que, si l'on demande à cent manœuvres pris au hasard de dessiner, on obtiendra sensiblement les mêmes produits ? Il se peut, mais tout d'abord les manœuvres en question refuseront sans doute d'accéder à une telle demande. À quoi bon ? Quel intérêt cela peut-il avoir ? Au lieu que le fou dessine spontanément, se complaît à ses productions.
D'autres fois, le fou, inexpérimenté dans l'art du dessin, refuse de se hasarder aux formes complexes où ses maladresses seraient trop flagrantes. Il se fait alors paysagiste. La symétrie serait encore trop complexe pour lui. Il se contente de répéter à l'infini le même motif, d'ailleurs fort simple et emprunté à la géométrie. D'une ambition plus modeste, il a ainsi réalisé un ensemble simpliste qui n'est pas sans quelque grâce décorative.
Nous retrouverons souvent cet emprunt aux formes géométriques qui, sous leur aspect le plus simple, sont un excellent support aux inhabiletés et sont d'ailleurs employées dans l'industrie dans le but d'obtenir une décoration sans avoir à se donner la peine d'apprendre à dessiner. Il arrive que cet arrangement géométrique, sous sa forme la plus aride, fasse tous les frais de la composition comme dans le plan de celle ville qui, par parenthèse, reproduit le plan de la Babylone antique, à l'exception de deux artères diagonales surajoutées (fig. 10). C'est de la simplification à outrance.

D'autres combinent davantage et semblent rechercher dans l'enchevêtrement de leurs figures quelque chose comme une sensation obscure, une idée inexprimée.

Les photographies de statuettes (fig. 5) représentent des stades plus ou moins avancés de ce style sauvage, fait d'une synthèse maladroite et d'une exécution plus maladroite encore.
Parmi les dessins, nous trouvons une variété plus grande. Un auteur, dont nous avons déjà parlé à propos des formes géométriques (fig. 12), reproduit d'une façon constante des dessins à tendance purement décorative dont le style nettement caractérisé rappelle les œuvres égyptiennes par la monotonie et le hiératisme des poses, la synthèse large et pas toujours maladroite des lignes.

Dans le même ordre d'idées, ce cavalier colorié en teintes plates d'une façon toute rudimentaire, avec sa gaucherie toute spéciale (fig.13), qui ne manque pas d'une certaine grâce, rappelle assez le style des dessins persans ; simplification du dessin qui, au demeurant ne manque pas d'équilibre, absence de perspective, raideur de l'attitude, œil vu de profil et dessiné comme s'il était de face ; c'est là un ensemble assez caractéristique et intéressant dans sa maladresse. En outre, il y a là le souffle d'une vie allègre, quelque chose comme un coin du monde conçu par une intelligence dénuée de complexité.

D'autres fois, avec les mêmes qualités, on retrouve certains détails rappelant impérieusement la facon des enfants. Il est rare, en effet, qu'un écolier crayonne un bonhomme sans lui faire fumer sa pipe et un âne sans le montrer lâchant ses crottes. Par contre, jamais un enfant n'eût attaché la queue de l'animal d'une façon aussi correcte. Il en eût fait un appendice surajouté. C'est encore cette conception décorative qui fait l'intérêt de cette broderie (fig. 16) où les couleurs violentes donnent une sorte de sensation de sauvagerie assez apparentée avec la facture rudimentaire du dessin. Il n'y a pas d'action à exprimer : personnages, animaux, arbres ne sont là que pour orner le tablier.

Mais quand la même inexpérience du dessin est appliquée à traduire une conception plus ou moins claire, l'exécution est modifiée. Alors l'inhabile adopte une formule graphique qu'il répète à satiété et qui lui tient lieu de style. La nécessité d'exprimer quelque chose, idée ou émotion, prête une sorte d'existence fantomatique à ses personnages.
Un paysan qui se croit le Saint-Esprit dessine le portrait des divers membres de sa famille, qu'il voit très beaux, d'une façon maladroite et bizarre (fig. 14), avec une facture qui ressemble à celle du peintre belge James Ensor, tout talent mis à part. L'analogie est d'autant plus curieuse que ce peintre est connu pour ses dessins hallucinatoires et extravagants.

Un autre fait des compositions dans le style des images d'Épinal (fig. 15). Il s'est spécialisé dans la représentation des charges de cavalerie et, grâce à la constante répétition du même motif, a acquis une sorte d'habileté assez grossière dans la représentation des chevaux et des cavaliers. Si le décor est puéril et si le dessin fourmille d'imperfections, il y a un groupement assez habile, un sens de la perspective, du mouvement et de l'enthousiasme dans l'ensemble.
Fig. 15. Charge de cavalerie, aquarelle
La traduction de l'émotion sexuelle, si fréquente chez l'homme normal, n'est pas indifférente au fou. Le nombre des dessins simplement obscènes confectionnés par des fous est prodigieux. Ici encore on retrouve tous les degrés, suivant l'habileté et le sens artistique de l'auteur, de la plus basse obscénité jusqu'à la stylisation la plus élégante.
L'auteur du Prêtre adamique (fig. 21), mystique tourmenté par la sexualité, a réalisé dans ce genre des chefs-d'oeuvre qu'il est difficile de publier. Lorsqu'il s'agit d'exprimer non plus un sentiment ou une émotion, mais une idée, nous sommes en présence d'une manière qui rappelle sensiblement celle des prisonniers, dont nous avons déjà parlé. C'est ici que se classent les fous pour qui le dessin n'est rien de plus qu'une écriture idéographique.
Fig. 21. Le Prêtre adamique, composition décorative. Collection du Dr A. Marie
L'auteur n'a pas la prétention d'exprimer des idées très mystérieuses. Alors, les personnages peuvent être secs, exprimés par schèmes combinés à un texte. Tout souci d'art est absent ; il s'agit simplement de bien faire comprendre de quoi il s'agit. Toutefois, cette préoccupation n'est pas toujours exclusive, et bientôt se surajoute une recherche artistique plus ou moins heureuse.
À vrai dire, quelques-uns de ces dessins ressemblent, au premier abord, à de simples gribouillages puérils. Cependant, dans leur maladresse, ils ont une homogénéité et une tenue générale. Ils représentent une action symbolique de la plus haute importance pour l'auteur. Le malheur est que nous n'y comprenons rien, parce qu'il s'agit d'un ordre d'idées que l'on n'a pas coutume de considérer comme raisonnable. La figure 9, où le dessin est commenté par un texte cryptographique, souligne bien cette interprétation.
Autres sont, dans le même genre, les broderies, dont nous donnons un exemple (fig.16). Il s'agit d'expliquer comment une vieille femme poursuit tout le monde de ses méchancetés. Les personnages, assez habilement équilibrés, ont tous des têtes d'oiseau, et le bec est d'autant plus long que la méchanceté de son porteur est plus redoutable. La perspective fait défaut et le dessin rappelle, à coup sur, celui des enfants, mais avec une habileté beaucoup plus grande et surtout une force d'expression étonnante.
Mais il arrive aussi que le fou possède plus ou moins d'habileté dans l'art auquel il veut demander l'expression de sa mentalité nouvelle. C'est à cette catégorie de gens que peut s'appliquer la légende populaire qui veut que le génie naisse sous l'inspiration de la folie. Par exemple, tel dessinateur de fabrique, habitué à confectionner des fleurs honorables pour décoration courante,en style purement industriel, transforme sa manière sous l'influence de la maladie. Les idées de grandeur le poussent à croire qu'il connaît tout et est capable de tout ; il s'affranchit ainsi des poncifs de la tradition et, rompant avec le métier banal, se livre à d'heureuses audaces de décoration, où les lignes et les couleurs, avec un aspect d'étrangeté, réalisent parfois des œuvres fort curieuses.
Fig. 17. Paysage japonais
Ce paysage japonais (fig.17) a une véritable valeur décorative par la fraîcheur et l'éclat hardi de ses teintes et la largeur incontestable de sa facture. Toutefois, ce n'est là qu'une exception heureuse et, si certains continuent à dessiner correctement, beaucoup plus fréquents sont les cas où un artiste de beau métier tombe, sous l'assaut de la folie, dans une assommante médiocrité.
Le déséquilibre des facultés peut du reste se traduire de plusieurs façons, soit par une incohérence complète, soit par une faiblesse générale, soit par des caractères particuliers. L'incohérence appliquée à la traduction d'une idée ressemble assez facilement à l'incohérence qui s'exerce à vide. Quant aux caractères particuliers de ces dessins, l'un des plus frappants consiste dans l'exagération d'un caractère quelconque, au détriment de l'ensemble.
Fig. 18. Dessin d'un graveur. Collection du Dr Sérieux
L'auteur de la figure 18, ancien graveur, reproduit d'une façon constante des personnages variés où le souci d'une musculature presque difforme absorbe toute l'œuvre. À côté de détails bienvenus, des incohérences, des disproportions non motivées viennent attester que, si l'auteur a su bien dessiner, il se laisse aller à des gaucheries, à des maladresses qui ne sont du reste pas sans rappeler le style de Marc-Antoine Raimondi, son aïeul dans l'art du graveur. Ailleurs, ce sont des maladresses plus flagrantes encore. L'absence de perspective est un des défauts de ceux qui ne savent pas dessiner; mais la perspective prise à rebours, comme dans la figure 19, voilà une idée qui suppose une singulière inconscience dans la maladresse.
Fig. 19. Dessin d'un paralytique général
Une autre déformation à laquelle ils se livrent volontiers consiste à modifier les proportions non pas selon la perspective, mais selon l'importance que l'auteur accorde aux personnages. C'est là un procédé idéaliste par excellence. Il faut se rappeler que ce procédé est assez commun dans les arts primitifs aussi longtemps que la connaissance de la perspective ne permet pas de se servir des plans successifs pour exprimer la même intention. Il est enfin des œuvres, rares à la vérité, où le déséquilibre ne se trahit plus par des imperfections de facture. Nous venons de voir un simple décorateur en pleine possession de son art, mais il en est aussi qui réalisent de belles œuvres, vivantes par l'idée en même temps que par la forme.
Bien qu'assurément la figure 20, fragment d'une fresque à teintes plates, constitue une œuvre assez cohérente quant à sa facture, ce n'est pas là l’impression large et belle d'un chef-d’œuvre respirant vigueur et santé. Dans l'ensemble des travaux du même auteur, il y a un grain de bizarrerie qui ne peut passer pour de l'originalité de bon aloi. L'attitude raide et l'expression étrange des personnages est non moins troublante que la crudité violente des couleurs dont ils sont enluminés. Il y a analogie avec les peintures des primitifs jusque dans les hautes prétentions symboliques dont l'auteur a soin de commenter son œuvre.
Fig. 20. Fragment de fresque. Collection du Dr Luys
« Ce tableau représente l'ère du théâtre en plein air et au carrefour des secrets et mystères dévoilés du sacerdoce. C'est en traduisant les hiéroglyphes égyptiens que l'œil doit cette innovation.
Cette scène représente l'école en plein air, École populaire ou Instruction pour tous. Cette école reçut le titre de « Crèche de Jésus ou Sauveur du monde. »
Ce titre commence à être compris de nos jours : pour sauver les hommes, il leur faut à tous une éducation uniforme. Or, ce tableau représente donc allégoriquement et en style ancien ce fait dont chacun des emblèmes qui s'y trouvent exprime un sens exact et défini de cette ère de César Auguste supposé créateur de l'Évangile.
L'Évangile est donc un théâtre vulgaire composé de Tragédie, Comédie et Éloquence dogmatiquement conservés.
Un faune (la science de la critique) disposant de la mobilité du rideau ou de l'influence publique sur le théâtre. »
Plus habile au point de vue de l'exécution, sont les dessins de « Fulmen Cotton », l'auteur du Prêtre adamique (fig. 21.). Il exprime son idée sans le secours toujours fâcheux d'un commentaire littéraire. On ne peut guère relever chez lui de rappel archaïque que le procédé des textes insérés à même le dessin. Encore ce texte est-il réduit à des noms propres et pourrait-on arguer de l'emploi du procédé chez les mauvais caricaturistes. Ici, c'est la surcharge infinie du dessin, la complication et l'imprévu du détail et des ornements, d'ailleurs arrangés avec art, le souci excessif de la symétrie « Lemotam-Matomel » qui contribuent à l'impression d'étrangeté. Si l'on voulait rechercher ce que peut être ce prêtre adamique où l'auteur a voulu se représenter lui même, on verrait que cette étrangeté de la forme correspond à une absurdité des idées. On ne peut du moins pas contester qu'il y ait dans cette œuvre, ainsi que dans maintes autres du même auteur, un très réel talent en même temps que des idées plus spirituelles que judicieuses.
Nous avons ainsi passé en revue les principales manifestations de l'art chez les fous authentiques, c'est-à-dire chez ceux que l'on a dû enfermer parce que la vie sociale leur était devenue impossible.
Mais le cerveau le plus solidement constitué peut traverser des phases plus ou moins longues de folie artificielle sous l'influence de certains agents toxiques, l'alcool, la morphine, le haschisch. On connaît par des descriptions littéraires plus ou moins parfaites les déformations mentales que déterminent ces agents. Ce sont des cauchemars où les êtres vivants s'assemblent en théories paradoxales et souvent terribles, monstrueusement déformés selon des caprices variés à l'infini. Les peintres ont volontiers interprété ces sujets, mais ce ne sont là que des œuvres d'art d'un rendu plus ou moins habile, d'où impression plus ou moins saisissante, les documents d'une authenticité indiscutable font défaut.
Le hasard bienveillant nous a permis de mettre la main sur une pièce de la plus haute valeur à ce point de vue. La figure 22 représente un dessin composé sous l'empire de la morphine. Elle est due à un homme fort intelligent, et, détail curieux, nullement professionnel du dessin, bien qu'il manie la ligne avec une souplesse étonnante. Il faut mettre en parallèle les œuvres de « peintres du cauchemar » pour apprécier toute la différence qui les sépare de ce profane documenté directement. Goya dans ses « Caprices » Breughel le Vieux dans « Margot l'Enragée », Ensor dans ses compositions, Odilon Redon, ont fait des œuvres artistiquement plus belles, mais leurs tableaux le plus follement échevelés sont sages et calmes en comparaison de ce document.
Fig. 22. Composition d'un morphinomane
Je renonce à donner la description de ce chaos, pourtant très habilement ordonné avec son éclairage central, où l'officier de marine siège sur son bateau dont les voiles s'enflent sous un vent d'une nature bien inattendue. Les personnages fourmillent, et les détails abondent, pourtant sans aucune répétition, le coin gauche de la composition est rempli de déformations monstrueuses et belles, qui ne sont pas sans évoquer l'art de hideur des Chinois, eux aussi adonnés aux douceurs terribles de l'opium. Et, parmi tout cela, la hantise perpétuelle de l'aiguille, et çà et là, discrètement, l'image de la bienfaisante seringue.
MARCEL RÉJA