La poésie chez les Aliénés, par le Docteur Paul Moreau (de Tours) 02
LA POÉSIE CHEZ LES ALIÉNÉS (02)
Docteur Paul MOREAU (de Tours)
Annonces.
« Un pensionnaire abandonnerait, moyennant une indemnité convenable, sa position dans une maison de santé. - S'adresser à M. X ... Grande-Rue, 51, à Saint-Maurice. (Affranchir). »
Il est difficile de donner une description plus complète et plus exacte de la maison de Charenton. Les grands hôtels constituent les logements des pensionnaires de première classe~ les petits hôtels ceux des classes secondaires. La lettre d'introduction est le certificat médical nécessaire à l'admission, etc., il n'est pas jusqu'à l'adresse précise de l'asile qui ne soit indiquée aux annonces par l'auteur même de l'article qui, peu amoureux des charmes de sa résidence actuelle voudrait bien changer avec quelque autre personne ; d'ailleurs il est peu exigeant : une modeste indemnité lui suffirait.
II
Mais laissons Charenton et son journal, et donnons quelques observations de malades dont le délire est nettement caractérisé.
Nous avons connu une jeune personne de vingt-deux ans qui présentait à un haut degré le phénomène psychique dont nous nous occupons. L'éducation de cette demoiselle avait été soignée, mais dans l'état habituel, l'intelligence ne dépassait pas la moyenne.
A la suite de circonstances particulières, Mlle X… fut prise d'un violent accès d'exaltation maniaque. Dans son délire, elle s'exprimait parfois avec une véritable éloquence, un choix d'expression rare. On ne saurait se faire une image plus parfaite de l'inspiration ou plutôt de la fureur poétique ; Mlle X... passait la journée à écrire des vers sur une foule de sujets. Elle les écrivait avec une incroyable rapidité, sans hésitation aucune. L'agilité de sa plume ne pouvait suffire à l'abondance de ses pensées. Mlle X… semblait plutôt écrire sous la dictée de quelque être mystérieux que d'après ses propres inspirations : c'est à peine, comme elle le disait elle-même, si elle avait conscience de ce qu'elle faisait. Son écriture naturellement fort correcte, était à peu près indéchiffrable, et en se relisant, Mlle X… semblait plutôt réciter de mémoire que d'après les caractères hiéroglyphiques tracés sur le papier. Dans son état de calme, il lui était presque aussi impossible qu'à toute autre personne d'y rien reconnaître.
Ces vers sont loin, assurément, d'être irréprochables sous tous les rapports ; on y remarque beaucoup d'emphase, d'exagération ; les néologismes y abondent, mais il s'en l'encontre aussi qu'un véritable poète ne désavouerait pas, et qui sont frappés au coin d'une justesse et en même temps d'une originalité d'expression et d'idée extraordinaires.
Mon père a eu occasion d'observer, pendant près de deux années, à Bicêtre, un jeune homme appartenant à une famille dans laquelle les hommes d'intelligence sont communs, qui était tombé, tout d'un coup, sans cause appréciable, dans un état d'excitation analogue à celui de Mlle X...
Plusieurs jours avant, et plusieurs jours après l'accès, il passait une grande partie de son temps à écrire et à composer des vers. Tous les sujets lui étaient bons, et il eut été difficile de trouver dans ses compositions des traces de l'état maladif dont il sortait à peine, et dans lequel il devait retomber quelques jours plus lard. L'exaltation s'élevait parfois à un haut degré d'intensité, à ce point qu'il fallait avoir recours au gilet de force. C'est dans un de ces moments que mon père l'entendit, un jour, s'arrêtant tout à coup au milieu de ses divagations, s'écrier :
Ah ! le poète de Florence
N'avait pas, dans son chant sacré,
Rêvé l'abîme de souffrance
De tes murs, Bicêtre exécré,
Pandémonium de la misère !
La même ardeur poétique se rencontre chez M. X.... atteint de mélancolie profonde et d'hallucinations de l'ouïe. Cet intéressant malade, dans un volumineux mémoire, raconte ainsi comment il devint poète (encore jeune, on le fit voyager pour le distraire des idées sombres qui le poursuivaient depuis la mort de sa mère) : « Un an de distractions jointes à certaines émotions d'une nature grave, et l'une d'elles fut pénible, n'apportèrent aucune modification à la tristesse de ma préoccupation filiale ; mais dans ce voyage, sous l'empire des beautés de la nature, une verve poétique d'un cachet élégiaque tout particulier, jaillit littéralement de mon cœur et de ma tête ... »
Ses hallucinations augmentant, et ayant commis, à plusieurs reprises, des tentatives de suicide, il fut conduit dans une maison de santé.
Sous l'empire de ses hallucinations, M. X... composa son poème fantastique qu'il intitula : Mes nuits.
« C'est, dit-il, dans ce poème, mystérieux pour moi-même si longtemps dans son sens caché, pénétré pour le malheur de ma famille et pour le mien, que commence la voie la plus extraordinaire qui ait pu être ouverte depuis Nostradamus à un médecin et surtout à un poète.
« Dante, Tasse, Shakespeare, Milton, Dryden, Bryon, Young, ont tour à tour prêté quelques idées de leur délire au verbe délirant qui a dicté à ma plume celte inspiration de ma vingt-sixième nuit. J' y parcours dans le rêve de la pensée une région qui ne s'était jamais montrée à aucune de mes rêveries. J' y vois des choses que jamais œil humain n'avait vues, j' y apprends des mystères que la science ne m'avait pas révélés, et j' y parle un langage que je n'avais jamais appris, jamais entendu ; sous une forme qui m'était inconnue, dans un idiome symbolique auquel j'avais toujours été étranger.
« Voici comment je m'élance de cette planète pour monter, d'essor en essor, je ne sais vraiment où. »
Or, j'étais emporté par la noire cavale
Que la mort appela des gouffres de l'enfer :
Sa croupe était d'airain, sa tête était de fer,
Sa crinière colossale
Battait ses vastes flancs tout comme la rafale
Bat le navire en pleine mer !
La terre s'entrouvrait partout sur son passage,
Mille feux plus brillants que les feux de l'orage
Sortaient en tourbillons de son gouffre béant,
Et l'air qui déchirait sa course
S'embrasait, car sa queue épuisait à leurs sources
Tous les fleuves de l'Océan !
Le monde des vivants s'effaçait comme une ombre
Que recouvre la nuit de son long voile sombre…
Et le monde des morts s'étalant à mes yeux…
Je voyais d'effrayants fantômes
Paraître et disparaître ainsi que des atômes
Flottant sous l'astre radieux.
Et ce monde nouveau comme le premier monde
Disparut, et mon œil vit une mer profonde
Rouler des flots de sang et des membres de morts
Et ma cavale vigilante
Rongea ces os de morts, but cette onde sanglante
Et m'entraîna sur d'autres bords.
Je vis de ses naseaux jaillir une étincelle
Dont la vive clarté brillait comme le jour ...
Puis je vis s'enfuir la cavale
Et j'entendis en haut une voix virginale
Me dire : « Viens en mon séjour. »
Il serait trop long de raconter tout ce qui lui arriva dans ce voyage et toutes les rencontres qu'il y fit ; la mort est toujours la muse qui le conduit et qui, dans son rêve, l'a confié à cette cavale infâme ; désireux de revenir sur la terre, il rappelle sa bête et se remet en selle, lui recommandant bien de se garer d'un ange qu'elle rencontrerait aux confins du monde ...
Donc, foulant sous ses pieds la couche des orages
La cavale fendait l'éther ...
Et séchait, en courant, les groupes de nuages
Que heurtait sa tête de fer.
Puis je la vis après se ruer sur la terre
Et se transformer en vautour ...
Puis, cingler vers la nue et reposer sa serre
Sur le vieux créneau d'une tour.
Et puis je l'entendis pousser des cris funèbres,
Battre de l'aile et s'élancer
Dans un gouffre profond où malgré les ténèbres
Je voyais des ombres passer.
Et puis je vis un effrayant cratère
D'où sortait une lave en feu
Et des ombres venaient boire, avec mystère
Et puis en emportaient un peu.
Tout à coup j'aperçus un funéraire sceptre
Se dresser sur notre chemin
Et remettre au vautour et le glaive et le spectre
Qu'il tenait cachés dans sa main.
Et cette vision disparut ... A Sa place
Je vis s'amonceler des eaux,
Qu'un vent impétueux pareil au vent qui glace
Couvrait d'immobiles vaisseaux.
Et le vautour cria ... sa plainte sépulcrale
Attira mille autres vautours
Qui se mordaient entre eux, sur la troupe rostrale
Des vaisseaux transformés en tours.
Puis le vent s'apaisa, je reconnus la terre
Où je vis passer devant moi
Des fantômes sanglants armés d'un cimeterre
Qui s'écriaient tous : « Haine au Roi ! »
Mais le vautour eut peur, car une main de flamme
Écrivit devant lui ces mots :
« Je suis celui qui suis, moi qui frappe l'infâme,
« Et qui démasque ses complots. »
« Anathème ! Anathème ! à cette Babylone
« Dont les crimes m'ont indigné !
« Oui, je la briserai comme je brise un trône
« Quand ce trône m'a dédaigné ...
« Et je disperserai comme de la poussière
« Chacun de ses impurs enfants ...
« Et je la brulerai du feu de ma colère
« Moi, le roi des rois triomphants.
« Et puis, j'effacerai son nom de mon royaume
« Et la poudre de ses débris
« Jusqu'au jour éternel où Gomorrhe et Sodome
« Se lèveront avec Paris… »
Alors tout disparut, et le vautour lui-même
En sifflant se perdit dans l'air.
Et la main qui traça le terrible anathème
Jeta mon âme dans la chair.
Un autre malade non moins intéressant enfermé à Charenton était en proie à un délire partiel et systématisé. Le malade interprète toutes les paroles, toutes les actions, même les plus insignifiantes dans le sens de ses fausses conceptions. Veut-on discuter avec lui, lui démontrer qu'il est dans l'erreur, en vain on épuise tous les arguments, en vain on lui fait toucher du doigt la vérité. Il combat et se retranche derrière ses convictions avec une inébranlable opiniâtreté. Parvient-on à lui faire avouer que telle invention qui absorbe son intelligence est irréalisable, on croit à sa guérison, on reçoit les promesses les plus formelles, mais une heure après, les mêmes convictions reparaissent.
On connaît l'histoire de cet inventeur du mouvement perpétuel que M. Trélat conduisit chez Arago. Aux déclarations nettes, positives et précises du grand savant, notre inventeur resta Comme attéré et fondit en larmes en voyant s’évanouir sa chimère. On le crut guéri ; le lendemain il répétait qu'Arago était dans l'erreur. Placé sur un terrain différent, notre malade raisonne souvent avec justesse, conserve sur une foule de points des appréciations exactes, et semble jouir d'une santé intellectuelle parfaite.
Les vers suivants qu'il composa pour une pensionnaire qui devait sortir le lendemain de la maison de santé ne peuvent laisser soupçonner un délire aussi profond, aussi incurable.
A Mme E.
Quand l'heure du départ pour vous sera venue
Je bénirai le ciel qui vous aura rendue
Aux lieux qui vous sont chers - les regrets d'un époux
Et d'un fils bien-aimés vous rappellent chez vous ;
Mais je serai chagrin ! et c’est d'un œil humide
Que je constaterai que votre place est vide
A la table où le soir nous prenons nos repas.
Content de vous y voir je ne la quittais pas,
Mais vous n'étant plus là je prendrai ma retraite,
Je fuirai le salon ! Encore que l'on me traite
Avec quelques égards, plus rien à Charenton
Ne sourira plus, ne me sentira bon.
Allez, Mistress Emma, reprendre votre place
Dans ce monde élégant dont vous êtes l'orgueil,
Qu'un douloureux passé de votre esprit s'efface
Quand de votre maison vous franchirez le seuil !
Quand à moi, PAR LE SORT TRAITÉ COMME LE TASSE
Des êtres incompris je subis la disgrâce
Et n'ai plus d'autre chant qu'un long cri de douleur.
Mais où vais-je de Tasse invoquer la mémoire ?
N'ayant point son génie, ai-je part à sa gloire ?
A peine ai-je avec lui de commun le malheur !!!
(à suivre)
Annales de Psychiatrie et d’hypnologie
dans leurs rapports avec la psychologie et la médecine légale.
Nouvelle Série. 2ème année. Mars 1892
Paris. Bureau des Annales de psychiatrie et d’hypnologie
Docteur Paul MOREAU (de Tours)